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Transport en commun (la classe dans le couloir), 2016. Diaporama video-projeté, 21 vues, muet, boucle, 3’20 min.

[NB: Cette pièce existe sous la forme d’un ensemble de 21 photographies, encadrées, format 67 x 100 cm.] (+)

[Adrien Malcor à propos de Transport en commun]

 

 

En 2015, l’association Orange Rouge propose à Florian Fouché de mener un travail avec les élèves de la classe ULIS (Unités localisées pour l’inclusion scolaire) du collège Joliot-Curie à Stains (Seine-Saint-Denis). Les ULIS sont définies par l’Éducation nationale comme des « dispositifs pour la scolarisation des élèves en situation de handicap dans le premier et le second degrés ». Le contrat stipulait que l’artiste devait « réaliser une oeuvre d’art» et passer cinquante heures avec douze élèves : Alexandra Areias Ramos, Lysa Auvre, Zahir Chekkal, Mohamed Diawara, Edwin Emboule-Firpionn, Merlin Kabamba, Aurian Laval, Jérémy Liboka, Menagan Manohar, Fahd Rahou, Maëva Sainsily, Jean-Max Volget (enseignante : Yasmina Benmessas). « Pendant les trente premières heures (mars-avril 2016), je tâtonnais avec les élèves. Nous avions notamment cherché à transformer l’organisation de la salle de classe, sans arriver à rien de convaincant. En mai, nous sommes allés chez Anka Ptaszkowska (à Paris, dans le 12e), où était exposée l’une de mes sculptures, Pierrot. J’avais aussi prévu une visite à l’Atelier Brancusi, mais il était fermé et nous sommes restés trois quarts d’heure dans les collections du musée national d’Art moderne. Sachant que nous passerions plus de temps dans les transports en commun que dans les lieux d’exposition, je leur ai demandé d’être attentifs à l’organisation spatiale de l’intérieur des bus et des wagons de RER, et de les photographier. Le jeudi suivant, nous sommes sortis de la salle de classe, dans un grand couloir attenant. J’ai commencé par poser au sol une bâche blanche entourée de quatre petits poteaux reliés par des élastiques (imitation mal fichue des “mises à distance” qui protègent les oeuvres dans les musées). Ce carré blanc devait évoquer une zone autre, séparée, la possibilité d’une aire de jeu. Ils l’ont d’abord investie en mimant les positions des voyageurs debout à l’intérieur d’un bus. Je leur ai alors demandé de franchir les limites du carré blanc, de l’oublier, et nous avons sorti les tables et les chaises de la salle de classe. Ils se sont emparés du mobilier, ils ont imaginé des constructions et des situations en se rappelant les intérieurs des transports en commun et en se racontant des histoires. Travailler avec une table plutôt que sur une table, se coucher dessus ou dessous, s’assembler ou s’isoler. En les regardant je pensais à la question “comment on se tient ?”. Le public involontaire était constitué des élèves d’autres classes qui passaient et participaient à la déconcentration au même titre que les hurlements des surveillants, le bruit des voitures ou l’attrait de la cour vue à travers les grilles... Le carré de bâche blanche est resté dans un coin. Il avait servi à libérer le jeu. Nous avons tous pris des photographies. » Texte : Florian Fouché et éditions L’ArachnéenExtrait de Bertrand Ogilvie, Le Travail à mort. Au temps du capitalisme absolu, Paris, L’Arachnéen, 2017 […] Comment opposer vraiment la situation, et l’art, au projet ? Je parie […] sur ce que j’appelle pour l’instant l’animation groupale indéterminée/réfractaire (AGI/R), soit l’indestructible socle de réalité humaine formé par l’ensemble complexe des phénomènes d’activité-passivité psychophysique, des agir agi, qui traversent un groupe de corps1. Socle ou champ. Je pourrais m’appuyer ici sur le concept galvaudé d’« empathie », ou sur celui plus spécialisé de « turbulence émotionnelle », chez le psychanalyste Wilfrid R. Bion ; je préfère aujourd’hui aller chercher une confirmation oblique dans l’idée de « machine de guerre communiste » telle que récemment avancée par certains zadistes. Une note de leur texte a le mérite d’expliciter la formule sans nous citer Deleuze et Guattari, je la lis : « Machine : un mode de fonctionnement qui ne repose pas que sur le volontarisme des individus / Guerre : qui va porter la lutte au-delà d’elle-même / Communiste : qui partage les armes, les idéaux et la nourriture2 ». Bon, je perçois des contradictions dans la réunion des trois définitions, j’ai des doutes sur le bien-fondé tactique ou stratégique de l’idée, mais peu m’importe ici – je ne suis pas moi-même communiste3. Je pense néanmoins qu’on peut se demander comment construire, pour le coup, des machines de guerre artistiques en un sens comparable. C’est-à-dire comment pratiquer, défendre et activer politiquement un art situé, sans avoir recours au volontarisme ou au pédagogisme, sans s’injecter l’idée très fausse et à la longue décourageante que tous les corps, dans une situation donnée, puissent vivre tendus vers un même but, artistique en l’occurrence. Mon hypothèse n’a rien de défaitiste, je crois que la pensée artistique commence là où s’arrête cette croyance […].[…] J’ai eu l’idée de l’AGI/R devant un diaporama intitulé Transport en commun (La classe dans le couloir) et signé par mon camarade Florian Fouché : on y voit les adolescents d’une classe ULIS de Stains mimer, avec le mobilier de la salle de classe, les configurations posturales et spatiales des transports en commun : attitudes des voyageurs et forme des véhicules. Ce sont des jeux théâtraux, des constructions gestuelles précaires (des échafaudages de corps et de meubles-accessoires), mais le diaporama donne l’idée d’un « corps commun » (Deligny) en constante métamorphose, ici comme les emboîtements/déboîtements d’un train de blocs de vide pneumatique – on pense d’ailleurs à la biomécanique de Meyerhold, qui intéresse Florian.Le titre joue sur un sens un peu désuet du mot « transport », le transport comme « émoi », pour reprendre un autre mot de Deligny : l’émoi est ce qui (é)meut, « transporte », déclenche l’agir. Florian venait chaque semaine au collège, mais le matériel photographique de Transport en commun a été accumulé en une seule séance, qui avait dépassé certains tâtonnements et piétinements. Une année d’activité mais une heure de prise de forme convertible artistiquement : voilà qui ne doit pas ni étonner ni déranger les praticiens de l’AGI/R.Le titre renvoie aussi à l’étymologie du mot « métaphore » : metaphora, « transport » en grec. Qu’est-ce qu’une métaphore en commun ? Quelle communauté la métaphore peut-elle fonder, ou échafauder ? Transport en commun donne une réponse assez pure, puisque la métaphore inscrit, déplace et en fait télescope les lieux communs (si l’on veut bien faire jouer une polysémie dans cette formule) : 1) les enfants quittent la classe, pour aller « jouer » dans le couloir ; 2) « la classe » (le groupe des enfants) devient une troupe de mimes (un nouveau groupe), qui imitent non seulement la foule solitaire des usagers des transports en commun (l’exemple paradigmatique du faux groupe ou du collectif « sériel », pour parler comme Sartre) mais les transports en commun eux-mêmes (métamorphose, et non pas seulement jeu de rôles) ; 3) par la mise en forme artistique des documents, le télescopage des lieux communs ou situations est condensé analogiquement dans l’échafaudage biomécanique des blocs de vide ; 4) la forme artistique est « transportée » vers le public4.Pour conclure : nous sentons bien que la forme spécifique prise par le composé groupe-collectif-public au cours d’une activité artistique détermine la portée politique de cette activité ; mais elle la détermine seulement, elle ne constitue pas en elle-même une politique des formes artistiques, puisque celle-ci doit être déduite des formes, et explicitée en métaphores. Adrien Malcor, « Contribution à une réflexion sur l’idée de situation artistique. Situation découverte et situation construite », conférence prononcée au PUI, Nantes, 27 novembre 2018 (extrait).  1. Pour une définition de l’agir (opposé au faire), voir Fernand Deligny, Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, notamment la partie IV (« L’agir et le faire »). J’emprunte aussi à Deligny le mot « réfractaire ».2. « La ZAD est morte, vive la ZAD ! », lundimatin, no 152, 26 juillet 2018 (en ligne).3. J’insiste : l’approche groupale défendue ici n’est pas une prise de parti communiste (malgré Deligny, communiste du «commun d’espèce »). Le Comité invisible oppose aujourd’hui la « forme de vie » communiste au collectif, en retravaillant plus ou moins la vieille distinction sartrienne entre groupe et collectif sériel (voir Maintenant, Paris, La Fabrique, 2017, p. 141 sqq.). La communauté ou la commune pourra remplacer le parti, mais aucun correctif spontanéiste n’ira assez loin pour les artistes, qui doivent sentir qu’« il n’y a pas de place parmi les corps pour la liberté» (René Daumal).4. Le diaporama fut montré dans « Ostranénie ! », exposition-bilan des ateliers organisés par l’association Orange Rouge en 2017 (galerie ENSAPC YGREC, juin-juillet 2017). Il est aujourd’hui en ligne (sur Youtube). On trouve aussi une sélection d’images de Transport en commun, avec une notice de l’artiste, dans Le Travail à mort au temps du capitalisme absolu, de Bertrand Ogilvie (Paris, L’Arachnéen, 2017).